La curieuse économie auto-organisée du monde

Par Gail Tverberg
11 juillet 2018

Pourquoi est-ce si difficile de faire des prévisions économiques à long terme pour l’économie mondiale qui soient justes ? Il y a beaucoup de pays différents en jeu, chacun ayant une économie auto-organisée constituée d’entreprises, de consommateurs, de gouvernements et de lois. Ensemble, ces économies individuelles créent une économie mondiale unique, qui elle aussi est auto-organisée.

Les économies auto-organisées ne fonctionnent pas selon un schéma linéaire bien pratique, c’est-à-dire quelque chose qui permettrait de faire des prévisions valides en droite ligne du passé. La manière dont elles fonctionnent ne cadre pas vraiment avec les techniques habituelles utilisées pour se projeter dans l’avenir.

Comment peut-on anticiper ce qui nous attend ? Aujourd’hui, certains économistes pensent que l’économie des États-Unis est en danger de surchauffe. D’autres sont convaincus que l’Italie et le Royaume-Uni font face à de graves problèmes, et que ces problèmes pourraient avoir de graves conséquences sur l’économie mondiale. De tous nos sujets de préoccupation, l’économie mondiale devrait être le plus grand, car chaque pays dépend à la fois de biens importés et exportés. La question de la prévision devient alors : « Comment des résultats économiques divergents vont-ils affecter l’économie mondiale ? »

Je ne suis pas économiste ; je suis une actuaire à la retraite. J’ai passé des années à faire des prévisions pour le secteur de l’assurance. Ces prévisions étaient de nature financière ; j’ai donc acquis une expérience pratique de la manière dont fonctionnent les différents constituants du système financier. J’ai été l’une des rares personnes à avoir correctement prévu la Grande Récession. J’ai également écrit l’article scientifique fréquemment cité, intitulé Oil Supply Limits and the Continuing Financial Crisis [Les limites de l’approvisionnement en pétrole et la crise financière qui persiste], et qui souligne le lien étroit entre la Grande Récession et les limites vis-à-vis du pétrole.

Les indications actuelles semblent suggérer qu’une récession encore plus sévère que la Grande Récession pourrait nous frapper dans un avenir pas si lointain. Pourquoi cela ? Est-ce que j’imagine des problèmes là où il n’y en a pas ?

Les dix prochaines sections sont une introduction à la manière dont l’économie auto-organisée du monde semble fonctionner.

1. L’économie est l’un des nombreux systèmes auto-organisés qui croissent. Tous sont régis par les lois de la physique. Tous utilisent de l’énergie pour fonctionner.

De nombreux autres systèmes auto-organisés qui croissent existent. Par exemple, le soleil. Certaines prévisions indiquent qu’il va continuer à croître en taille et en luminosité au cours des cinq milliards d’années à venir. Et l’on s’attend à ce qu’il finisse par s’effondrer sous son propre poids.

Les ouragans sont un exemple de système auto-organisateur qui croît. Les ouragans poussent au-dessus des eaux chaudes d’un océan. S’ils se déplacent au-dessus de la terre ferme pendant une courte période de temps, ils peuvent parfois se réduire un peu, et croître à nouveau une fois qu’ils ont retrouvé une source appropriée d’énergie calorifique à partir d’eau chaude. Et ils finissent par s’effondrer.

Plantes et animaux représentent eux aussi des systèmes auto-organisés qui croissent. Certaines plantes poussent tout au long de leur vie ; d’autres se stabilisent après avoir atteint leur maturité. Les animaux continuent d’avoir besoin de nourriture (qui est une forme d’énergie) même après s’être stabilisés à leur taille adulte.

Les modèles typiques de ces autres systèmes auto-organisés croissants ne sont que de peu d’utilité pour tirer des conclusions sur la manière dont la croissance économique mondiale va évoluer à l’avenir, parce que les modèles individuels sont très différents. Cependant, on peut remarquer que le fait de couper l’approvisionnement en énergie utilisé par n’importe lequel de ces systèmes (par exemple, déplacer un ouragan de façon permanente sur la terre ferme, ou affamer un être humain) conduira à la disparition de ce système.

Nous savons aussi que le manque de nourriture n’est pas la seule raison pour laquelle les humains meurent. En se reposant sur cette observation, il est raisonnable de conclure que le fait de disposer d’une quantité d’énergie suffisante n’est pas une condition suffisante pour garantir que l’économie mondiale continuera à fonctionner comme par le passé. Par exemple, un canal de navigation bloqué, comme celui du détroit d’Ormuz, pourrait poser un grave problème pour l’économie mondiale. Ce serait analogue à une artère bloquée dans le corps d’un être humain.

2. L’utilisation de produits énergétiques est cachée et enfouie profondément dans l’économie. De ce fait, beaucoup de gens négligent l’importance des produits énergétiques, et les chercheurs ont de grandes difficultés à en prendre la mesure.

Il est facile de voir que c’est l’essence qui fournit l’approvisionnement en énergie dont nos voitures ont besoin, et que c’est l’électricité qui fournit l’énergie nécessaire pour nettoyer nos vêtements. Qu’est-ce qu’il manque ? La réponse semble être la suivante : « Tout ce qui rend les humains différents des animaux sauvages, ce sont toutes les choses qui sont devenues possibles en utilisant de l’énergie supplémentaire au-delà de la seule énergie provenant de la nourriture. »

Tous les biens et services requièrent d’utiliser de l’énergie. Si une partie de cette consommation d’énergie est facile à voir, le reste est bien caché. L’énergie utilisée dans la fabrication et le transport est la plus visible ; l’énergie utilisée dans les services a tendance à être cachée.

Les gouvernements sont de grands utilisateurs d’énergie, aussi bien pour remplir leurs propres programmes et rediriger l’utilisation de l’énergie vers d’autres acteurs. Les retraités bénéficient des biens et services fabriqués à l’aide de produits énergétiques au travers de leur pension que leur paie le gouvernement ; les chercheurs bénéficient des biens et services fabriqués à l’aide de produits énergétiques grâce aux subventions de recherche qu’ils reçoivent. Les guerres exigent d’utiliser de l’énergie.

Si des traitements médicaux sont possibles, c’est en raison de la disponibilité de médicaments et d’appareils médicaux qui sont fabriqués grâce à des produits énergétiques. Si les écoles et les livres, tout comme le temps libéré pour étudier dans les écoles (au lieu de travailler dans les champs) sont possibles, c’est grâce à une consommation d’énergie. Les emplois de toutes sortes exigent d’utiliser de l’énergie.

L’une des choses que nous ignorons régulièrement est que si les approvisionnements en énergie se développent suffisamment, cela permet à la population de croître. En fait, une population qui croît semble être, de toutes les utilisations de la croissance de la consommation d’énergie, la plus grande (cf. figure 1). Une consommation d’énergie croissante semble également être associée à la prospérité.

Figure 1 Croissance de la consommation mondiale d’énergie divisée par la population et le niveau de vie Électrification et début de la mécanisation de l’agriculture Boom d’après-guerre Chine Niveaux de vie Population Pourcentage de variation moyen sur les 10 ans qui précèdent
Figure 1. Croissance de la consommation énergétique mondiale par décennie (aux dates indiquées), divisée entre la croissance démographique (d’après les estimations d’Angus Maddison) et la croissance de la consommation de toutes les énergies, d’après les estimations de Vaclav Smil dans Energy Transitions: History, Requirements and Prospects et de l’analyse par l’auteur du BP Statistical Review of World Energy 2011.

3. Les prix des services énergétiques doivent être bas par rapport aux coûts globaux de l’économie. Des coûts de l’énergie qui baissent par rapport au PIB global ont tendance à stimuler la croissance économique.

La plupart des économistes s’attendent à ce que, si l’énergie a réellement une grande importance, les prix de l’énergie représentent une large part des coûts du PIB. La phrase ci-dessus dit exactement le contraire. Il y a au moins deux raisons qui expliquent l’utilité des bas prix de l’énergie, et des prix de l’énergie qui baissent vraiment en tenant compte de l’inflation et des variations de la productivité.

En premier lieu, les outils (au sens large) utilisés pour démultiplier le travail des humains requièrent souvent une quantité d’énergie considérable pour leur fabrication et leur fonctionnement. Parmi ces outils, on peut citer les ordinateurs, les machines utilisées pour fabriquer d’autres biens, les véhicules sur lesquelles on conduit ces véhicules. Plus les coûts d’achat et d’utilisation de ces outils sont faibles, plus les avantages des outils sont importants, plus les employeurs seront susceptibles de les acheter. Si les coûts de l’énergie ont tendance à baisser au fil du temps, il devient de plus en plus facile d’augmenter le nombre d’outils pour démultiplier le travail des employés. Les employés deviennent donc de plus en plus productifs avec le temps, ce qui augmente la production de biens et de services de l’économie. De même, des coûts de l’énergie qui augmentent constitue un obstacle à la croissance économique, s’ils ne sont pas compensés par des gains d’efficacité.

En second lieu, si le coût de la production d’énergie est faible, il est facile de taxer les producteurs d’énergie, et ainsi de faire profiter le reste de l’économie d’une partie des bénéfices de leur énergie. S’il existe réellement un « bénéfice net en énergie » pour l’économie, c’est là une manière possible de transférer ce bénéfice au reste de l’économie.

4. Un problème énergétique existe bien, mais ce n’est pas tout à fait celui qui préoccupe les tenants du pic pétrolier.

Le problème énergétique dont parle les tenants du pic pétrolier est la possibilité que, lorsque les réserves de pétrole vont s’épuiser, la production de pétrole atteigne un pic de production, puis commence à décliner. Une fois le déclin amorcé, ils s’attendent à ce que les prix du pétrole augmentent, en partie à cause du coût de production accru et en partie à cause de la pénurie. Grâce à ces prix plus élevés, ils s’attendent à ce que les producteurs puissent extraire au moins une partie des ressources pétrolières restantes. Ils s’attendent aussi à ce que des prix plus élevés permettent d’extraire une plus grande part des ressources restantes de gaz naturel et de charbon, et rendent faisable le fait d’avoir plus massivement recours aux énergies renouvelables. Ils s’attendent à ce que toutes ces sources d’énergie permettent à l’économie de continuer à fonctionner à un certain niveau de production.

Cette histoire pose plusieurs problèmes. Tout d’abord, elle a tendance à encourager les gens à voir dans des prix élevés du pétrole un signe d’une pénurie de pétrole. Ce n’est pas le bon signe à regarder. Avant 1970, le prix moyen du pétrole était inférieur à 20 dollars le baril. Si l’on compare les prix d’avant 1970 aux prix actuels du pétrole, autour de 75 dollars le baril, les prix actuels sont déjà très élevés. L’idée que les prix du pétrole pourraient continuer d’augmenter sans fin suppose qu’il n’existe pas de limite d’accessibilité financière. En outre, il faut s’attendre à ce qu’une baisse de la consommation d’énergie réduise la demande (en raison de ses effets sur l’emploi, sur la productivité et sur les salaires) en même temps qu’elle réduit l’offre. Et si à la fois l’offre et la demande sont affectées, il n’y a aucun moyen de savoir comment les prix vont évoluer.

Ensuite, d’après mon analyse, un point central de cette histoire est la très grande importance de la consommation totale d’énergie, y compris le pétrole, le charbon, le gaz naturel, le nucléaire et les diverses formes d’électricité. Toute l’attention accordée au pétrole a détourné l’attention du fait que l’économie avait besoin de toute une série de formes d’énergie pour continuer à faire fonctionner toutes ses diverses machines. Décider de réduire la consommation du charbon du fait de sa pollution, ou décider de fermer le nucléaire parce qu’il vieillit, a des conséquences négatives comparables sur l’économie au fait de réduire l’approvisionnement en pétrole, à moins que le manque d’énergie ainsi créé ne puisse être compensé par d’autres produits énergétiques utilisables tels quels par les machines actuelles.

Enfin, mon analyse suggère que la consommation d’énergie par personne a besoin de croître pour que l’économie tourne comme on s’y attendrait. Si la consommation mondiale d’énergie par personne ne croît pas assez vite, on peut s’attendre à voir les nombreux symptômes que le monde a récemment connus : des dirigeants plus radicaux, moins de coopération entre les dirigeants, une croissance économique qui ralentit et des problèmes d’endettement croissants. En fait, des guerres sont même possibles, tout comme des effondrements de gouvernements (comme celui du gouvernement central de l’Union soviétique en 1991). La situation actuelle semble bien plus ressembler à la période de stagnation entre 1920 et 1940 qu’à celle entre 1980 et 2000.

Enfin, des prix de l’énergie faibles plutôt qu’élevés étant très probablement l’essentiel du problème, il y a de fortes chances que la production de pétrole et d’autres biens se mettent à baisser parce que la marge que font les producteurs est insuffisante pour qu’ils puissent ensuite réinvestir et parce que les pays exportateurs de pétrole ne peuvent pas collecter assez de recettes fiscales pour financer les nombreuses subventions qu’attendent leurs habitants. Cela entraîne une baisse d’énergie plus forte que ce que prévoient les tenants du pic pétrolier ; cela réduit aussi la possibilité que des énergies renouvelables chères puissent être utiles.

5. Une partie du problème énergétique mondial est un problème de distribution ; le monde se divise de nombreuses manières entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. C’est ce problème de répartition qui a tendance à pousser l’économie mondiale vers un effondrement.

Ce problème de répartition comporte de nombreux aspects. L’un d’entre eux est la répartition par pays des biens et services (créés en utilisant de l’énergie). Avec le temps, cette répartition a tendance à se modifier, surtout lorsque les prix des matières premières changent. Les pays exportateurs de pétrole sont favorisés lorsque les prix du pétrole sont élevés ; les pays importateurs de pétrole sont favorisés lorsque ces prix sont bas. Les valeurs relatives des devises peuvent varier rapidement lorsque les prix des matières premières changent.

Pour une autre part, ce problème de répartition est dû à la croissance des disparités de revenus et de richesses à mesure que de nouvelles technologies sont intégrées à l’économie. Si les disparités de revenus sont trop importantes, les travailleurs à bas salaire n’ont souvent pas les moyens de se payer la nourriture, le logement et les moyens de transport dont leur famille aurait besoin. Leur manque de demande en biens fabriqués avec des produits énergétiques (à cause de leurs bas salaires) a tendance à se diffuser dans le système économique sous la forme de prix bas des matières premières. Si un tel phénomène se produit, c’est parce que (a) ces travailleurs sont très nombreux et (b) ils ont tendance à acheter une part disproportionnée de biens et de services qui sont très dépendants de l’énergie.

6. Les promesses de type dette jouent un rôle central pour faire tourner l’économie.

Contracter un prêt permet à un individu ou une entreprise d’acheter des biens sans avoir préalablement économisé l’argent nécessaire à l’achat. Dans une certaine mesure, contracter un prêt décale les achats dans le temps. Parfois, il permet même de faire des achats qui sinon seraient impossibles. Par exemple, si un jeune doit choisir entre deux scénarios : (a) travailler pour un faible salaire jusqu’à ce qu’il ait assez économisé pour se payer des études supérieures, ou (b) contracter un prêt et suivre immédiatement ces études, de sorte que son salaire à venir sera plus élevé, son choix optimal sera souvent le second scénario. Il est probable que la personne payée avec un faible salaire ne puisse jamais économiser assez pour pouvoir se payer des études supérieures coûteuses. Si le jeune veut gagner un bon salaire, sa stratégie optimale consistera à emprunter et espérer que son salaire futur soit suffisamment élevé pour qu’il puisse rembourser son prêt.

Si le but de l’économie est de produire une quantité toujours croissante de biens et de services, un endettement croissant peut grandement aider cette croissance. C’est le cas parce qu’avec plus de dette, plus d’individus et plus d’entreprises peuvent se permettre1 d’acheter les biens et les services dont ils veulent pouvoir disposer dès maintenant. En un sens, la dette agit comme une promesse de l’énergie future qui sera nécessaire pour fabriquer les biens et services futurs avec lesquels le prêt va pouvoir être remboursé. Ainsi, ajouter de la dette agit un peu comme ajouter de l’énergie dans l’économie.

À cause de la manière dont fonctionne la dette, l’économie se comporte largement comme un vélo, avec une dette croissante qui fait avancer le système. Si l’économie croît trop lentement, la tendance est alors d’accroître la dette. Cette solution fonctionne si un approvisionnement en énergie peu coûteuse à extraire est rapidement disponible ; le supplément de dette peut être utilisé pour créer une offre croissante de biens et de services abordables. Si les coûts énergétiques sont élevés, les biens et services ainsi produits ont tendance à être inabordables.

Figure 1 "Cycliste = "Fournit l’énergie primaire = "Combustibles fossiles "Système de guidage = "Profitabilité, lois "Système de freinage = "Taux d’intérêt "Roue avant = "Système de dette "Pédalier = "Efficacité énergétiq. "Roue arrière = Là où "l’énergie agit via le pédalier
Figure 2. Vision de l’auteur des analogies entre un vélo qui accélère et une économie qui accélère.

Un vélo doit rouler assez vite (un peu plus de 2 mètres par seconde), faute de quoi il tombera. De la même manière, l’économie mondiale doit croître assez vite, faute de quoi elle ne sera pas en mesure de remplir ses obligations, y compris rembourser la dette avec intérêts. Si l’économie croît trop lentement, les défauts de dette vont probablement augmenter, tirant l’économie vers le bas.

7. Il semble que contourner nos problèmes énergétiques grâce à une meilleure technologie soit possible, mais l’expérience suggère que cette approche ne représente qu’une « solution » temporaire.

Il y a deux problèmes qui font qu’une technologie améliorée est une solution bien moins bonne qu’il n’y paraît. Le premier, ce sont les rendements décroissants. Par exemple, si une entreprise a le choix entre (a) payer un travailleur pour réaliser un processus et (b) ajouter une machine qui peut réaliser le même processus, les changements que l’entreprise aura tendance à faire en premier sont ceux qui semblent lui permettre de faire les plus grandes économies. À un moment, à force d’ajouter toujours plus de technologie, on peut s’attendre à ce que les coûts en capital deviennent supérieurs à la quantité de travail humain qui pourrait être économisée. Le problème des rendements décroissants au supplément de complexité (ce qui inclut la technologie croissante) a été souligné par Joseph Tainter dans L’effondrement des sociétés complexes.

La seconde raison pour laquelle la technologie ajoutée a tendance à n’être qu’une solution temporaire est qu’elle a tendance à générer des disparités de revenu. Les disparités de revenu ont par elles-mêmes tendance à s’accroître du fait de la spécialisation accrue et des organisations toujours plus grandes qui sont nécessaires pour coordonner des projets de plus en plus grands. La baisse du pouvoir d’achat de ceux qui se trouvent en bas de la hiérarchie de revenus peut finir par conduire à une récession économique, car elle peut provoquer des prix de matières premières inférieurs au niveau de prix minimum pour maintenir le même niveau d’extraction des combustibles fossiles. Les combustibles fossiles sont nécessaires pour maintenir en fonctionnement l’économie d’aujourd’hui.

8. La solution des énergies renouvelables a largement été survendue. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une quantité croissante d’énergie peu coûteuse sous la forme qui correspond aux besoins énergétiques des machines actuelles.

La réalité de l’éolien et du solaire est très différente de celle que nous raconte la presse. Pour l’essentiel, éolien et solaire sont des extensions du système actuel fondé sur les combustibles fossiles. Les éléments de preuve du fait qu’ils soient vraiment bénéfiques pour l’économie sont, au mieux, fragiles. Si des sources d’énergie apportent réellement une « énergie nette » significative au système, alors en général, elles peuvent se permettre de supporter des impôts élevés. Le fait que l’énergie éolienne et l’énergie solaire requièrent des subventions interroge sur la précision des indications que fournissent les calculs habituellement réalisés. La presse mentionne rarement les recettes fiscales élevées qui sont possibles grâce à des prix élevés du pétrole dans le monde entier. Et les recettes fiscales, c’est ce qui soutient pour une large part de nombreux pays exportateurs de pétrole.

De plus, la part de l’énergie mondiale fournie par les énergies éoliennes et solaires est très faible : 1,9% et 0,7% respectivement. Elle apparaît tout en haut de la figure 3 ci-dessous, dans les lignes bleues et oranges qui sont quasiment invisibles. Les combustibles fossiles, quant à eux, ont représenté 85% de l’approvisionnement énergétique total en 2017.

Figure 1 Consommation mondiale d’énergie par combustibles – BP Solaire Éolien Géothermie, biomasse et autres Hydroélectr. Nucléaire Comb. fossiles Milliards de tonnes d’équivalent pétrole
Figure 3. Consommation énergétique mondiale répartie entre les différentes sources d’énergie fossiles et non fossiles, d’après les données du BP Statistical Review of World Energy 2018.

9. L’économie mondiale devient très fragile à mesure qu’elle s’approche des limites à l’énergie.

Les limites à l’énergie semblent en fait être des limites à l’énergie abordable. Les prix du pétrole doivent être suffisamment élevés pour permettre aux pays exportateurs d’obtenir des recettes fiscales suffisantes. De plus, les entreprises productrices de pétrole ont besoin de prix suffisamment élevés pour pouvoir faire les réinvestissements dont elles ont besoin pour compenser le déclin des champs existants. Dans le même temps, les prix de l’énergie doivent être suffisamment bas pour que les consommateurs aient les moyens de s’acheter des biens et des services fabriqués à l’aide de produits énergétiques.

L’essentiel des infrastructures du monde développé ont été construites lorsque les prix du pétrole étaient en-dessous de 20 dollars le baril, hors inflation. La hausse du prix du pétrole va conduire à des coûts accrus pour remplacer les routes et les pipelines. Si ceux-ci ont été construits sur la base de 20 dollars US le baril de pétrole, même un prix de 40 dollars US le baril au moment de les remplacer représenterait une hausse significative des coûts. Le monde a connu des prix élevés du pétrole pendant assez longtemps que nous ayons collectivement oublié combien les prix du pétrole étaient bas entre 1900 et 1970.

La plupart des gens savent que la Terre contient une quantité énorme de ressources énergétiques. Le problème est celui d’arriver à extraire ces ressources d’une manière qui soit à la fois abordable pour les consommateurs et pour un prix suffisamment élevé pour les producteurs. La baisse des taux d’intérêt à long terme entre 1981 et 2002 a permis à l’économie mondiale de supporter des prix pour le pétrole et les autres énergies quelque peu plus élevés que ce qu’elle aurait pu supporter sinon, car ces taux d’intérêt à la baisse ont permis d’avoir des mensualités toujours plus faibles. Par exemple, si le taux d’intérêt d’un emprunt de 300 000 dollars sur 25 ans passe de 5% à 4%, les échéances mensuelles vont passer de 1 753 dollars à 1 584 dollars. Des taux d’intérêt plus faibles permettent à plus de gens d’acheter des logements pour un même montant emprunté. De manière indirecte, la baisse des taux d’intérêt immobiliers permet de construire plus de nouveaux logements et une hausse plus forte des prix de l’immobilier. Tous ces avantages vont compenser, au moins en partie, les conséquences négatives des prix élevés de l’énergie.

Depuis que la baisse naturelle des taux d’intérêt à long terme s’est arrêtée en 2002, l’économie mondiale est devenue de plus en plus fragile ; la Grande Récession s’est produite en 2007–2009, lorsque les prix du pétrole ont atteint un pic alors que les taux d’intérêt à long terme étaient déjà bas par rapport aux standards historiques. Ce n’est que lorsque le programme d’assouplissement quantitatif (Quantitative Easing) des États-Unis a été mis en place que les taux d’intérêt à long terme ont pu atteindre des niveaux encore plus bas, aidant l’économie à cacher pendant encore quelques temps le problème des prix élevés de l’énergie.

Les taux d’intérêt artificiellement bas, rendus possibles par le programme d’assouplissement quantitatif, posent eux-mêmes des problèmes particuliers. Ils ont tendance à faire gonfler les prix des actifs, y compris les prix de l’immobilier et du marché boursier. Ils ont donc tendance à créer des bulles, qui peuvent crever si les taux d’intérêt augmentent. Les taux d’intérêt artificiellement bas ont également tendance à encourager les investissements dans des systèmes à très faible potentiel de profit. Des taux d’intérêt artificiellement bas encouragent également les investissements transfrontaliers pour tenter de profiter des différences de taux d’intérêt. Si les écarts de taux d’intérêt changent, l’argent qui entre rapidement dans un pays peut presque aussi rapidement le quitter, ce qui provoque des fluctuations importantes dans les valeurs relatives des devises.

Les régulateurs ne comprennent pas le rôle que joue la physique dans la manière dont fonctionne l’économie. Ils supposent qu’à eux seuls, ils ont le pouvoir de déterminer la manière dont se comporte l’économie. Ils ne comprennent pas l’importance que peuvent avoir des taux d’intérêt qui baissent pour créer une demande croissante de biens et de services. L’économie, depuis 1981, a passé le plus clair de son temps avec des taux d’intérêt qui baissent ; au cours des dernières années, c’est le programme d’assouplissement quantitatif qui a rendu possible la poursuite de cette baisse des taux d’intérêt à long terme. La baisse des taux d’intérêt a joué un rôle majeur dans le fait de dissimuler le problème à long terme de la hausse des coûts de l’énergie à travers le monde. Cette croissance des coûts de l’énergie se produit principalement parce que les ressources les moins chères à extraire l’ont été en premier ; les ressources qui restent ont des coûts d’extraction plus élevés, pour diverses raisons, comme par exemple le fait d’être plus éloigné du consommateur, d’être localisé plus profondément ou d’exiger des techniques d’extraction plus avancées. Le progrès technique n’a pas suffisamment compensé tous ces problèmes pour pouvoir maintenir les coûts d’extraction à un bas niveau.

À présent, les régulateurs américains veulent augmenter les taux d’intérêt, en augmentant les taux d’intérêt à court terme et en vendant les titres achetés dans le cadre du programme d’assouplissement quantitatif. Ils ne comprennent pas qu’ils jouent avec le feu. Ils ont le sentiment qu’ils auront plus de pouvoir s’ils peuvent augmenter les taux d’intérêt maintenant, qui leur offrira la possibilité de les baisser à nouveau plus tard si l’économie devait ensuite ralentir de manière excessive. Ils ne comprennent pas à quel point est énorme la part de l’économie mondiale qui est très probablement une bulle créée par la baisse des taux d’intérêt depuis 1981.

10. L’issue économique négative dont nous devrions nous préoccuper est celle d’un effondrement, semblable à celui que les civilisations antérieures ont connu quand leurs économies se sont butées à des limites.

Les articles parus dans la presse se sont tellement focalisés sur l’épuisement du pétrole et la recherche d’alternatives au pétrole que peu de gens ont pris le temps de se demander si c’était là la bonne histoire. Au lieu de créer une nouvelle histoire, il aurait peut-être mieux valu regarder de plus près le passé. D’après les données historiques, l’effondrement semble être lié à des situations dans lesquelles les populations ont excédé les capacités de ce qui leur fournissait des ressources. En d’autres termes, l’effondrement peut être considéré comme un problème de consommation d’énergie par personne. Le problème du pétrole (et celui des autres combustibles) auquel nous sommes confrontés aujourd’hui peut lui aussi être vu comme un problème de consommation d’énergie par personne.

Les recherches effectuées par Peter Turchin, Joseph Tainter et d’autres nous ont montrés comment des effondrements se sont déroulés dans le passé. Cette fois, la situation est différente, car l’économie mondiale est très interconnectée. La consommation de pétrole dépend de la consommation d’électricité, et inversement. De plus, notre système financier a pris une importance extraordinaire. Pour ces raisons, un effondrement pourrait bien survenir plus vite que par le passé.

Les différences entre la manière standard de voir les choses et la mienne

L’une des grandes différences entre la manière standard de voir l’économie et la mienne, c’est la réponse à la question : « qui dirige les choses ? » Le point de vue standard, c’est que ceux qui dirigent les choses, ce sont les dirigeants politiques et les économistes. Ils ont toutes les réponses. Il est impossible que les terribles conséquences de l’effondrement dont ont souffert les civilisations du passé puissent nous affecter. Nous sommes trop intelligents. Nous savons comment ajuster correctement les taux d’intérêt. Nous pouvons même mettre en place un assouplissement quantitatif pour abaisser les taux d’intérêt à long terme. Nous pouvons également intégrer plus de technologie et de complexité à l’économie que ce qui n’a jamais être intégré dans le passé.

La réponse que je vois à la question « Qui dirige les choses ? », c’est « ce sont les lois de la physique qui dirigent les choses ». Les dirigeants politiques jouent un rôle relativement mineur dans le fait de fixer le cap du destin des économies. Si la quantité d’énergie disponible du type nécessaire (c’est-à-dire peu coûteuse et correspondant à l’infrastructure actuelle) est insuffisante, l’économie peut très bien s’effondrer. Pour l’essentiel, ce sont la nature et les lois de la physique qui mènent la barque.

Une autre grande différence entre la manière standard de voir l’économie et la mienne est l’observation qu’une diminution de l’offre de pétrole (ou de l’approvisionnement énergétique total) affecte à la fois l’offre et la demande d’énergie. Parce que l’offre et la demande sont affectées, nous ne savons pas dans quelle direction les prix du pétrole et des autres énergies vont évoluer. Ils peuvent évoluer de manière erratique quand les régulateurs ajustent les taux d’intérêt. Un modèle plus complexe est indispensable.

À mon avis, le changement climatique ne sera plus trop un problème selon ma manière de voir l’avenir, et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, les êtres humains ne contrôlent pas vraiment la direction de l’économie, donc parler de changement climatique anthropique n’a guère de sens. Les lois de la physique qui ont permis à la population humaine de croître rendent également possible le changement climatique. Deuxièmement, nous semblons limités dans notre capacité à utiliser les énergies renouvelables pour corriger la situation. De plus, la possibilité d’un effondrement dans un avenir proche rend très irréalistes les différents scénarios qui imaginent que nous allons utiliser de grandes quantités de combustibles fossiles durant encore de nombreuses années à venir. Peut-être que les efforts pour corriger le changement climatique devraient être orientés dans de nouvelles directions, comme par exemple planter des arbres.

Aide extérieure

Le sujet de cet article exige de connaître des informations provenant d’un large spectre de domaines scientifiques. Je n’aurais pas pu comprendre tout ça par moi-même. J’ai eu la chance d’apprendre d’un large éventail d’experts. Un certain nombre de groupes de scientifiques ont vu mes articles et m’ont invité à intervenir lors de leurs conférences. En particulier, j’ai été longuement impliquée dans l’organisation BioPhysical Economics et je suis intervenue au cours de plusieurs de leurs conférences. J’ai beaucoup appris de Dr. Charles Hall, bien que, parfois, je ne sois pas à 100% d’accord avec lui.

J’ai également appris des nombreux commentateurs sur OurFiniteWorld.com. Ils forment un système auto-organisé de personnes issues de milieux très variés. Plus tôt, ma participation à TheOilDrum.com sous le nom de « Gail the Actuary » m’a permis de faire connaissance avec de nombreux chercheurs qui examinaient des aspects différents de la question énergétique.

Dans mes prochains articles, j’ai l’intention de développer davantage les idées que j’ai présentées ici.


1 Ici, j’utilise l’expression se permettre de manière approximative. Ce que les emprunteurs peuvent réellement se permettre, ce sont en fait les paiements mensuels qu’on exige d’eux chaque mois.